J’écris aujourd’hui devant l’océan, très bleu, très beau. Le soleil brille. Tout est calme, même la mer. Seulement, je suis seul sur l’île. Oui, tout seul. J’ai en ce moment les larmes aux yeux, car je repense à ce drame idiot. Il y a six jours aujourd’hui, à peu près à la même heure, j’ai perdu mes deux coéquipiers et amis, victimes de notre imprudence. Nous sommes tous les trois coupables. Nous n’aurions jamais dû quitter notre campement ce jour-là. J’aurais dû refuser d’embarquer et peut-être alors auraient-ils reculé, eux aussi.
Ce
matin, j’avais
encore espoir et j’ai
décidé de
repartir baie de Wafer. C’est
dimanche 23. Je me suis perdu
et j’ai
peiné.
A Wafer, aucun changement. Rien
n’avait été touché.
Maintenant seulement je me rends
compte que je suis seul sur
cette île
maudite et qu’il
me faut vivre. Je suis abattu,
fatigué.
Le plus proche humain vit à plus
de 700 kilomètres.
L’après-midi
je rôde
sur la plage, je range la cabane,
je retrouve et protège
les affaires de mes amis et
je leur parle. Finalement, je
prends la décision
d’aller
vivre à Chatham,
car là-bas
seulement je pourrais avoir
la chance d’apercevoir
un bateau.
Je
passe encore une mauvaise nuit
dans la cabane. Il n’a
pas plu cette nuit et à l’aube,
je suis allé sur
la plage. La mer était
très
calme et j’ai
décidé de
regagner la baie de Chatham
par l’eau
avec le petit canot. J’allais
désormais
vivre là-bas
et il fallait m’organiser.
J’ai
pris une cantine en fer et je
l’ai
remplie de vivres :
riz, boîtes
de lait, café,
sucre. J’ai
emporté aussi
ma serviette de cuir de Graulhet
contenant mes papiers et le
début
du livre L’île
au Trésor écrit
par Jean, une bouteille de butane,
quelques outils, une canne à pêche,
des gamelles. Le canot était
trop chargé ;
heureusement la mer est restée
calme. J’ai
mis plusieurs heures pour faire
ces trois ou quatre kilomètres.
Je frôlais
la côte.
J’avais
peur. Du naufrage, des requins.
L’un
d’eux
m’a
suivi longtemps en frôlant
mon canot. Il était
aussi long que mon bateau. Je
me suis arrêté,
et je suis resté,
longtemps sans arriver à prendre
une décision.
Et si Jean et Claude me cherchaient
où je
n’étais
pas ?
Et s’ils
avaient besoin de moi ?
Où les
chercher encore ?
Où les
attendre ?
La marée
montante m’a
décidé à continuer.
Je regardais la côte :
rien, pas la moindre épave.
A moitié mort
de fatigue, je suis arrivé à Chatham.
Les bras me faisaient très
mal. Avec la pagaie que j’avais
fabriquée
quelques jours avant, je n’avançais
pas vite.
EXPEDITION
FRANÇAISE
S.O.S.
DEUX
HOMMES MORTS
(Je ne connaissais pas le mot « disparu ».)
Je
suis baie de Chatham.
Au
lever du jour de Noël,
le 25 décembre
1962, triste et abattu. J’ai
aménagé le
campement. J’allais
vivre ici peut-être
de longs mois. J’ai
commencé la
construction d’une
table face à la
mer. J’ai
mangé aussi
un vrai repas et j’ai
bu une bouteille de vin que
nous nous réservions
pour le 1er de l’an.
J’ai
relu aussi le début
du livre que Jean écrivait.
J’ai
lu les dernières
pages que je ne connaissais
pas. L’ultime
phrase, page 26, la voici : « Le
25 décembre
prochain, à Noël,
nous accomplirons le rite. Nous
choisirons une roche et nous
irons graver nos noms dans la
pierre, à la
suite des aventuriers. » En
pleurant, c’est
moi qui l’ai
fait pour eux.
Le
soir, avant la nuit, j’ai
allumé des
bougies. Quatre :
une pour Jean, une pour Claude,
une pour mes morts, et une pour
Jésus.
Je suis désespéré,
je pleure encore. Et je suis
désespérément
seul, tout seul.
J’ai
trouvé sur
la plage un bois mort qui ressemble à une
tête
de biche. Je le garde. J’ai
peur de devenir cinglé sur
cette île.
Il me tarde de voir du monde.
Du monde, des gens. Ça
va être
dur.
Hier,
26, je suis resté ici à Chatham. Après-midi,
pluie. Je me suis calfeutré sous
la tente, à lire.
J’ai
lu un écho
sur Georges de Caunes dans un
numéro
de Marie-Claire que je destinais à des
amis de Panama. N°94,
mois d’août.
Rubrique télévision.
« G.
de Caunes va jouer les Robinson.
Ce
n’est
pas une tempête
suivie d’un
naufrage, qui dans le Pacifique
Sud, le portera sur la plage
d’une île
déserte,
mais la R.T.F. Sur son îlot,
il n’aura
pour compagnon qu’un
chien et un poste émetteur.
Et chaque soir, les auditeurs
de la radio entendront, en direct,
G. de Caunes raconter à son
chien sa vie momentanée
de sauvage. »
Quelle
veine as-tu, de Caunes !
un chien et la radio !
Si je pouvais être à ta
place !
Je pense à toi.
Nous sommes tous les deux sur
une île
déserte,
mais vraiment pas dans les mêmes
conditions. J’espère
te revoir un jour en France.
Nous parlerons de nos expériences.
Un peu les mêmes,
mais tellement différentes.
Je te souhaite plus de chance
qu’à nous,
qu’à moi
maintenant…