Jeudi 27 décembre (je crois) 1962.
Le drame est arrivé vendredi dernier, vers 11 heures ou midi. Nous étions trois. Aujourd’hui, je suis seul, baie de Chatham. Je vais essayer d’écrire, de me rappeler. J’ai beaucoup souffert ces derniers jours. J’ai hurlé, j’ai pleuré, je me suis crevé, j’ai cru même devenir fou. Et aujourd’hui, je suis presque content : j’ai vu, tout à l’heure, la poule. Personne ne pourrait se douter que le fait de voir une poule peut rendre heureux, calmer un demi-cinglé. C’est pourtant vrai.
Un ou deux jours après le drame, j’avais déménagé baie de Chatham, et par deux fois, j’avais nettement entendu le chant d’une poule. Une poule sur une île déserte ! J’avais cru à une hallucination, peut-être bien normale (j’avais reçu un coup sur le crâne au moment du naufrage et j’en avais encore la bosse et la plaie). Je me croyais devenu cinglé car je me rendais compte que, de temps en temps, je parlais seul. Je me sentais agir comme un déséquilibré.
Mais aujourd’hui, un peu reposé, j’ai encore entendu le chant et, tout à coup, dans les hautes herbes j’ai vu la poule couleur feu. Je me suis levé pour essayer de trouver le nid. J’ai remonté le ruisseau sur quelques mètres, et devant moi, la poule s’est enfuie. Une vraie poule de grand-mère, abandonnée certainement par une expédition récente. Je n’avais pas rêvé.

J’écris aujourd’hui devant l’océan, très bleu, très beau. Le soleil brille. Tout est calme, même la mer. Seulement, je suis seul sur l’île. Oui, tout seul. J’ai en ce moment les larmes aux yeux, car je repense à ce drame idiot. Il y a six jours aujourd’hui, à peu près à la même heure, j’ai perdu mes deux coéquipiers et amis, victimes de notre imprudence. Nous sommes tous les trois coupables. Nous n’aurions jamais dû quitter notre campement ce jour-là. J’aurais dû refuser d’embarquer et peut-être alors auraient-ils reculé, eux aussi.

Vendredi dernier, 21 décembre, nous devions partir baie de l’Espérance, pour un séjour prolongé. Le matin, nous nous sommes levés de bonne heure. Il s’est mis à pleuvoir légèrement. Les bagages furent groupés près du canot. La mer grise et sale me parut mauvaise. Les rouleaux, très gros, arrivaient en claquant, et je dis à Claude : « Je me demande s’il ne vaut pas mieux attendre un peu de calme, car je ne sais pas si nous pourrons passer facilement. » Nous tirons le canot au bord de la mer. Moteur, essence supplémentaire, matériel, équipement ; il est terriblement chargé.
Malgré tout, nous avons réussi à passer. Les creux augmentaient au fur et à mesure que nous avancions vers la sortie de la baie. Nous décidâmes de passer par l’Est, par Chatham, car il y a moins de récifs que par l’Ouest. A la pointe Presidio, un peu après la grotte qui rejoint la baie Colnett, la mer devint très méchante. Il nous fallut passer assez loin de la côte. Je redis alors qu’il vaudrait mieux revenir en arrière, d’autant plus que le canot avance péniblement. Je demandai à Claude qui gouverne : « Le moteur est-il à fond ? » Il me répond que oui. Jean, ne me voyant pas très chaud, me demande si j’ai la trouille. Effectivement, je n’étais pas rassuré. Le canot était ballotté et tenait mal la ligne droite. Claude essaya de passer à droite de l’île Pajara. A la pointe Colnett, nous sommes très secoués et nous montons vers le nord pour passer bien au milieu de la passe pointe Colnett/Ile Nuez. Les vagues s’écrasaient contre les rochers de la côte avec un bruit terrible. Je ne sais pourquoi, comme l’autre jour d’ailleurs, je regardais la côte et, au fur et à mesure de notre avance, je me disais : « Si nous faisons naufrage, je nagerais dans cette direction. » Claude voit enfin le danger et dit : « Nous arrêterons à Chatham, si le temps ne s’améliore pas. »
Tout à coup, le moteur tombe en panne. Je crie : « On y va, ce coup-ci. Les rames, vite ! » Une rame est coincée par la courroie d’un sac. Les embruns et les paquets d’eau s’écrasent sur nous. Nous sommes pris par le travers. Un gros récif apparaît. On va dessus. Ça va très vite. Le récif est évité par hasard, mais le canot est brutalement soulevé et projeté sur un autre. Il va se retourner sur le roc. A ce moment, je ne sais pas. Je suis renversé. Je tombe à l’eau. Je crie ou j’entends crier. Je ne sais plus. Je suis dans l’eau, mes nu-pieds me gênent. Une vague me happe et me projette vers les rocs. Ma tête, mon crâne donnent sur le rocher. J’ai l’impression d’être sur une balançoire. Est-ce que je vais m’évanouir ? Je sais seulement que je saigne dans l’eau. J’ai peur des requins.
Je m’agrippe à quelque chose. Je glisse. Une vague me hisse vers le sommet du récif. Je retombe. Je nage vers la gauche où j’ai cru voir la possibilité de m’accrocher. Je m’érafle un bras, une jambe, une main. Je ne sais plus. Je réussis à me hisser sur le roc. Je glisse, grimpe plus haut. Je m’écroule, épuisé, sur la roche humide. Je halète ; je reste affalé un moment. Combien de temps ? Je ne sais pas. Pas longtemps, certainement, car je viens de penser aux copains. A Jean surtout qui ne nage pas très bien. Je me redresse et ne vois rien. Je grimpe vers la gauche sur le rocher. J’aperçois le bateau. Peu de chose. Il me paraît vide. Il est crevé sur un côté et me semble accroché au récif. Je ne sais pas. Je hurle : « Jean ! Claude ! » Je n’entends rien, je ne vois rien. Le bruit des vagues sans doute. Mais déjà le doute m’envahit. J’ai peur. Je crie plus fort. Je ne veux pas croire à ce que je viens de penser. C’est Jean qui me préoccupe. Comment se sera-t-il comporté dans ces vagues ? Claude, lui, nage très bien. Il est vraisemblablement de l’autre côté de la pointe. J’essaie de voir. C’est difficile. Il pleut beaucoup ; je dégouline. Je crie encore : « Claude ! Jean !... » Je regarde la mer ; elle écume. Je ne vois rien, pas d’ailerons de requins. Une vague plus forte frappe le roc et m’éclabousse. Le canot, à demi plein d’eau, me paraît s’éloigner à la dérive. On le retrouvera échoué, plus tard, dans la baie de Weston ou dans le coin. J’ai pensé « on ». Et, brusquement, j’ai peur du drame. J’ai peur. Je hurle : « Claude ! Claude ! Jean ! Au secours !... »
Je remonte le rocher vers la verdure que j’aperçois plus haut. Je glisse. Il pleut à torrents. J’espère qu’ils sont de l’autre côté. Je monte toujours. Je m’agrippe aux herbes, et plus haut je m’arrête, épuisé. Je domine la baie Chatham, l’île Nuez et le cap Colnett. Je ne vois pas mes amis, rien. Je crie encore et je reste là un grand moment. Je m’aperçois que j’ai froid. Je suis en boxer-short, torse nu. J’ai encore mes nu-pieds en plastique aux pieds, une chance. Je continue l’ascension. Le sommet, la végétation. Je regarde vers le bas : je ne vois plus la pointe. Je crie encore. J’attends quelques instants et je pars en direction de Wafer.

Que j’ai souffert ! La pente était rude. Pas de machette. J’étais quasi-nu, fatigué, hors de moi. Je tombais souvent. Je m’égratignais aux branches, aux herbes coupantes. Je criais, je gueulais, je dégringolais et jamais je n’arrivais. Souvent je perdais l’équilibre et je restais allongé, croyant ne plus être capable de repartir.
Je suis arrivé à Wafer, au campement, une heure avant la nuit. J’étais en sang. Personne. J’ai bu de l’alcool et j’en ai versé sur les plaies. Je me suis aperçu que tout mon corps me démangeait. J’avais été piqué partout par des fourmis ailées. Je me suis jeté dans le rio, à plat ventre, et je suis resté là une dizaine de minutes, sans penser. La nuit m’a surpris et je me suis glissé dans la tente toujours montée, comme une bête malade. Je n’ai pas dormi cette nuit-là. Deux fois je me suis levé ; j’avais l’impression d’entendre des cris. Fatigue, alcool ? Je me suis vaguement assoupi. Un cauchemar m’a réveillé vers le matin. J’entendais encore des appels. Je suis sorti de la tente ; j’étais moulu, enflé, sanglant, les côtes me faisaient très mal. J’ai crié, mais seul me répondait le vacarme de la mer. J’ai regagné ma tente. C’était l’aurore et c’est à ce moment-là que j’ai eu la certitude d’être seul sur l’île. J’ai songé ensuite : la baie de Chatham ! Elle est plus sûre et mieux abritée. J’ai pris immédiatement la décision d’aller là-bas ; je serais plus près du lieu du naufrage, et j’avais l’espoir d’y retrouver mes amis.
Je pliai la tente et la mis dans un sac tyrolien, avec deux boîtes de lait et un paquet de biscuits. Piolet en main, je partis en direction de Chatham. J’escaladai une colline et je me heurtai à une barrière de lianes impossible à franchir. Plus loin, une pente abrupte. Lorsque j’atteignis le sommet, j’étais très fatigué. Plus loin, j’entendis l’eau d’un ruisseau. Je le suivis et effectivement, il me conduisit à la baie de Chatham. Mais quel effort…Plus bas, le ruisseau était devenu une rivière : des cascades, des blocs monstrueux à franchir. Combien ai-je mis d’heures pour faire ce court trajet ? Au moins quatre. Heureusement, il faisait beau. J’arrivai à marée basse et je ne vis personne sur la plage ni aux environs. La mer me parut calme. Je voyais, plus loin à gauche, une partie de l’île Nuez. Je cherchai un coin pour camper et je dressai la tente.
L’après-midi, j’ai essayé de gagner un promontoire : de là-bas, je dois apercevoir le cap Colnett. Mais la fatigue ne m’a pas permis l’escalade et je suis allé me coucher. Je n’ai pas dormi de la nuit. Tout le temps je pensais et je disais à haute voix : « Je ne les verrai plus. Ils ne sont plus là. » Pendant des heures, les jours qui ont suivi, j’ai cherché partout en répétant ces phrases sans fin, sans trêve ; et encore maintenant, j’ai les larmes aux yeux. J’écris devant la mer. Elle est à quatre ou cinq mètres devant moi et frappe les galets doucement. La mer est si calme aujourd’hui. Tout droit devant, là-bas, c’est l’Amérique Centrale. Dix fois, cent fois, je scrute le large. J’ai toujours l’impression qu’un bateau arrive. Quand viendra-t-il ? Peut-être pas avant un an.

Ce matin, j’avais encore espoir et j’ai décidé de repartir baie de Wafer. C’est dimanche 23. Je me suis perdu et j’ai peiné. A Wafer, aucun changement. Rien n’avait été touché. Maintenant seulement je me rends compte que je suis seul sur cette île maudite et qu’il me faut vivre. Je suis abattu, fatigué. Le plus proche humain vit à plus de 700 kilomètres. L’après-midi je rôde sur la plage, je range la cabane, je retrouve et protège les affaires de mes amis et je leur parle. Finalement, je prends la décision d’aller vivre à Chatham, car là-bas seulement je pourrais avoir la chance d’apercevoir un bateau.
Je passe encore une mauvaise nuit dans la cabane. Il n’a pas plu cette nuit et à l’aube, je suis allé sur la plage. La mer était très calme et j’ai décidé de regagner la baie de Chatham par l’eau avec le petit canot. J’allais désormais vivre là-bas et il fallait m’organiser. J’ai pris une cantine en fer et je l’ai remplie de vivres : riz, boîtes de lait, café, sucre. J’ai emporté aussi ma serviette de cuir de Graulhet contenant mes papiers et le début du livre L’île au Trésor écrit par Jean, une bouteille de butane, quelques outils, une canne à pêche, des gamelles. Le canot était trop chargé ; heureusement la mer est restée calme. J’ai mis plusieurs heures pour faire ces trois ou quatre kilomètres. Je frôlais la côte. J’avais peur. Du naufrage, des requins. L’un d’eux m’a suivi longtemps en frôlant mon canot. Il était aussi long que mon bateau. Je me suis arrêté, et je suis resté, longtemps sans arriver à prendre une décision. Et si Jean et Claude me cherchaient où je n’étais pas ? Et s’ils avaient besoin de moi ? Où les chercher encore ? Où les attendre ? La marée montante m’a décidé à continuer. Je regardais la côte : rien, pas la moindre épave. A moitié mort de fatigue, je suis arrivé à Chatham. Les bras me faisaient très mal. Avec la pagaie que j’avais fabriquée quelques jours avant, je n’avançais pas vite.



L’après-midi du 24, je suis donc à Chatham. Demain mardi, Noël, je serai seul. Avant de quitter la baie de Wafer, j’avais peint en anglais et en espagnol, sur les deux bidons de deux cents litres d’essence, restés sur la plage, et sur une cantine de fer demeurée dans la cabane :

EXPEDITION FRANÇAISE S.O.S.
DEUX HOMMES MORTS

(Je ne connaissais pas le mot « disparu ».)

Je suis baie de Chatham.
Au lever du jour de Noël, le 25 décembre 1962, triste et abattu. J’ai aménagé le campement. J’allais vivre ici peut-être de longs mois. J’ai commencé la construction d’une table face à la mer. J’ai mangé aussi un vrai repas et j’ai bu une bouteille de vin que nous nous réservions pour le 1er de l’an. J’ai relu aussi le début du livre que Jean écrivait. J’ai lu les dernières pages que je ne connaissais pas. L’ultime phrase, page 26, la voici : « Le 25 décembre prochain, à Noël, nous accomplirons le rite. Nous choisirons une roche et nous irons graver nos noms dans la pierre, à la suite des aventuriers. » En pleurant, c’est moi qui l’ai fait pour eux.
Le soir, avant la nuit, j’ai allumé des bougies. Quatre : une pour Jean, une pour Claude, une pour mes morts, et une pour Jésus. Je suis désespéré, je pleure encore. Et je suis désespérément seul, tout seul.
J’ai trouvé sur la plage un bois mort qui ressemble à une tête de biche. Je le garde. J’ai peur de devenir cinglé sur cette île. Il me tarde de voir du monde. Du monde, des gens. Ça va être dur.

Hier, 26, je suis resté ici à Chatham. Après-midi, pluie. Je me suis calfeutré sous la tente, à lire. J’ai lu un écho sur Georges de Caunes dans un numéro de Marie-Claire que je destinais à des amis de Panama. N°94, mois d’août. Rubrique télévision.
 « G. de Caunes va jouer les Robinson.
Ce n’est pas une tempête suivie d’un naufrage, qui dans le Pacifique Sud, le portera sur la plage d’une île déserte, mais la R.T.F. Sur son îlot, il n’aura pour compagnon qu’un chien et un poste émetteur. Et chaque soir, les auditeurs de la radio entendront, en direct, G. de Caunes raconter à son chien sa vie momentanée de sauvage. »
Quelle veine as-tu, de Caunes ! un chien et la radio ! Si je pouvais être à ta place ! Je pense à toi. Nous sommes tous les deux sur une île déserte, mais vraiment pas dans les mêmes conditions. J’espère te revoir un jour en France. Nous parlerons de nos expériences. Un peu les mêmes, mais tellement différentes. Je te souhaite plus de chance qu’à nous, qu’à moi maintenant…