Interviewé, Robert Vergnes l’a été un nombre incalculable de fois.
C’est toujours avec une extrême amabilité, simplicité et élégance qu’il répondait aux questions que journalistes, écrivains et amis lui posaient concernant ses voyages et découvertes.
Le solitaire qu’il pouvait être se changeait alors en un remarquable et infatigable conteur, passant d’une langue à l’autre, du français à l’espagnol et à certains dialectes indiens.
Choisir parmi les interviews est difficile. Voici celui du journaliste Jacques Beaufort, l’interviewant pour la sortie de son livre L’Or dans la peau, paru aux éditions Robert Laffont, et dont un enregistrement peut être consulté.


Émission de la radio suisse "En questions", Jacques Beaufort reçoit aujourd'hui Robert Vergnes, 4ème trimestre 1974
J.B. : — Vous avez "l'or dans la peau" si j'en crois le titre du livre que vous avez publié récemment R.V. et dans lequel vous écrivez, pas tellement pour l'or lui-même, non, pour la couleur qu'il donne à l'aventure. C'est donc l'aventure que vous avez dans la peau, R.V. ? Dans le sang, comme vous l'écrivez d'ailleurs dans le premier chapitre de votre livre ?
R.V. : — Oui, je l'ai vraiment dans le sang, mais l'or, pas tellement dans la poche. Ça vient de là, ça vient de là.
J.B. : — Cela veut dire quoi, "avoir l'aventure dans la peau, dans le sang" ?
R.V. : Je ne sais pas. Tout jeune, voyez-vous, j'étais déjà aventurier, si l'on peut dire. J'aimais aller découvrir quelque chose, me promener sur une plage déserte, par exemple. Et quand j'étais déjà un peu plus grand, alors j'allais beaucoup plus loin puisque je m'évadais littéralement de la maison.
J.B. : — Vous faisiez des fugues ?
R.V. : — Je faisais des fugues — je faisais l'école buissonnière comme tout le monde, mais je faisais des fugues assez importantes, surtout lorsque j'étais collégien et là — c'était pendant la guerre, bien sûr, tout à fait au début de la guerre : c'était très facile, on n'était pas très surveillés — et à la place de me rendre au collège de Gaillac, dans le Tarn (j'avais pour condisciple Pierre Mondy, l'acteur de cinéma, le comédien), eh bien je ne me rendais pas au collège : je prenais ma bicyclette, j'allais à Toulouse, et là, sans billet d'ailleurs, j'allais visiter la côte méditerranéenne, à Sète, Agde par exemple. Plus tard, j'allais vers les Pyrénées, qui m’attiraient également.
J.B. : — Et vos parents, que pensaient-ils de tout cela ?
R.V. : — Ils ne le savaient pas. C’est là que j’ai eu beaucoup de chance : ils ne s’en sont jamais aperçus. Je faisais de fausses lettres pour le proviseur qu’écrivait un copain ou que j’écrivais moi-même avec certainement beaucoup de fautes d’orthographe, mais enfin ça se passait très bien.
J.B. : — Partir à l’aventure, c’est mettre ses rêves d’enfant dans une valise, R.V. ?
R.V. : — Ah oui, oui, bien sûr. Mais alors là, c’est déjà l’aventure quand on est devenu adulte, et j’ai été attiré immédiatement par mes rêves d’enfant. J’ai voulu les réaliser. C’est pour ça, d’ailleurs, que lorsque je m’enfuyais du collège, j’allais toujours vers la mer, très souvent. Parce que derrière cette mer, cette Méditerranée, j’imaginais des pays que je ne connaissais pas. Des pays où il y avait des tigres, où il y avait des éléphants, enfin je ne sais trop quoi. Des indiens même. Les indiens, enfin, je ne les voyais pas en Afrique, mais je savais qu’il fallait traverser l’océan. Et je rêvais d’eux et un jour, bien sûr, quand j’en ai eu les moyens, eh bien je suis allé les voir. Je suis allé voir mes Indiens.
J.B. : — « A l’âge de 10 ans, je passais mes vacances à Viterbe. Là commença l’aventure », écrivez-vous, R.V. Qu’est-ce qui s’est passé ?
R.V. : — Eh bien Viterbe c’est un petit village du département du Tarn où mes parents avaient une maison au bord de la rivière et l’eau m’a toujours attiré. Ce n’était pas la mer, encore, mais déjà – là ce n’était pas une fugue non plus — mais je piquais les bancs des laveuses – encore à cette époque-là c’était un vrai petit village, de peut-être une centaine d’habitants – et les laveuses avaient leur banc au bord de la rivière, et moi je reliais, je liais ces bancs — trois, quatre ou cinq bancs — avec des morceaux de ficelle, de cordage, et j’embarquais dessus, et évidemment je faisais naufrage quelques mètres plus loin, et les bancs allaient de perdre beaucoup plus bas dans une sorte de chaussée. Et tout le monde se doutait au village que c’était moi, mais on ne m‘a jamais pris sur le fait.
J.B. : — Vous étiez déjà attiré par les souterrains, à cette époque, je crois ?
R.V. : — Je commençais, oui. Parce qu’au bord de la rivière, au bord du rivage, il y avait des endroits rocheux et il y avait de petites excavations. Et là, je commençais à faire une petite exploration – à quatre pattes, ça n’allait jamais bien loin, parce que ces grottes ne devaient pas avoir plus de deux ou trois mètres de profondeur - mais enfin, déjà, ça suffisait à mon bonheur, si on peut dire.
J.B. : — Ce sont ces souterrains, R.V., qui vous ont donné l’idée de faire de la spéléologie ?
R.V. : — Oui, ce sont les souterrains. Parce que, là encore, j’habitais dans le Tarn, une ville qui s’appelle Lavaur, une très très vieille maison, et en dessous, j’avais découvert des souterrains, de vrais souterrains. Et je les explorais. J’explorais également les égouts, et j’étais toujours, donc, attiré par le monde souterrain, et puis ensuite je me suis vraiment engagé dans de vraies explorations de cavernes.
J.B. : — Pourquoi cette attirance, selon vous, pour le monde souterrain ? Il y a une raison, une raison précise ?
R.V. : — Ah oui, oui, bien sûr. Je crois que c’est une aventure : on va vers l’inconnu même quand on n’a pas les moyens. C'est-à-dire avec peu d’argent — avec rien, quoi, on peut dire — on va vers l’inconnu. Et je crois que ça, aussi, c’est l’aventure. C’est aller vers cet inconnu, avancer dans la forêt vierge où on est le premier à marcher, aller dans une caverne découvrir [inaudible] le premier à parcourir, et je crois que c’est ça.
J.B. : — Même lorsque vous faisiez de la spéléologie en amateur, vous la faisiez sérieusement ?
R.V. : — Ah oui, toujours ! On ne va pas faire de la spéléologie vraiment en amateur. C’est quand même un sport qui peut être dangereux. J’ai commencé dans les cavernes du département du Tarn. Il y a énormément de cavernes, ou dans le Sud de la Montagne noire, ou dans le Nord du département à la limite du Causse, des grands Causses, de l’Aveyron.
J.B. : — Lorsque vous étiez adolescent, vous avez fait une découverte préhistorique qui a posé une énigme aux savants du moment. Quelle était cette découverte, R.V. ?
R.V. : — C’était une caverne qui s’appelle La grotte de la Magdeleine, dans les Gorges de l’Aveyron. Je l’explorais — je faisais de la spéléologie — mais je m’étais toujours quand même intéressé à la préhistoire, puisque j’avais suivi des cours, à vingt-deux ans, au Centre National de Préhistoire des Eyzies, en Dordogne. Et c’est d’ailleurs la préhistoire qui m’a vraiment entraîné, souvent, dans les cavernes. Et tout en faisant de la spéléologie, je regardais toujours si certaines grottes n’avaient pas été habitées ou utilisées à l’époque préhistorique. Et un jour dans cette Grotte de la Magdeleine, c’était au troisième étage, j’ai découvert sur les parois un cheval, un lièvre des neiges, et en regardant plus attentivement, j’ai découvert deux femmes sculptées en rond de bosse. Deux femmes en position alanguie. J’ai signalé bien sûr cette découverte au directeur de la circonscription archéologique.
J.B. : — Vous-même vous représentiez-vous l’importance de cette découverte ?
R.V. : — Ah oui, je savais déjà. Parce que, comme je l’ai dit, j’avais fait déjà beaucoup de préhistoire, je savais même que c’était de l’époque magdalénienne. Et l’Abbé Breuil, qui était le grand Monsieur de la préhistoire, est venu explorer cette caverne, et il a appelé ces deux figurations humaines "les Dames Récamier de la préhistoire". C’était d’ailleurs extrêmement curieux. Il est vrai que c’était la première fois qu’on découvrait des figurations humaines dans une grotte aussi évidente. Ce n’était pas un dessin d’enfant, c’était très très bien sculpté.
J.B. : — Lorsque vous avez ensuite continué, donc, dans cette voie, vous avez persévéré et de plus en plus sérieusement.
R.V. : — Oui alors j’ai créé le Spéléoclub graulhetois – Graulhet c’est ma ville natale, c’est une petite ville également du département du Tarn. Enfin une petite ville, il y a dix mille habitants - j’ai créé le Spéléoclub de Graulhet, et là j’avais des coéquipiers, et je me suis lancé déjà dans des explorations beaucoup plus sérieuses : j’attaquais des gouffres, qui n’étaient pas encore très importants, mais malgré tout, déjà, je descendais dans des gouffres de quatre-vingts ou cent mètres aux échelles, et il faut déjà avoir un peu l’habitude.
Ensuite, j’ai connu Norbert Casteret, qui était venu dans ma ville faire une conférence, je suis devenu très ami avec lui, j’ai fait avec lui plusieurs sorties dans les Pyrénées. Il m’a encore beaucoup appris. Et plus tard, j’ai fait alors de très grandes expéditions.
J.B. : — Vous parliez de la guerre tout à l’heure, R.V. Vous avez fait de la résistance ?
R.V. : — Euh pas beaucoup, un peu comme tout le monde ! J’avais dix-sept ans et bien sûr, un peu avant la Libération, je me suis mis avec le groupe maquisards de ma ville natale. J’ai moi-même, je me souviens très très bien, j’ai hissé le drapeau tricolore sur la cathédrale de Lavaur, et c’était très drôle parce que je n’avais pas les clés de la cathédrale, et j’étais avec un copain qui avait été enfant de cœur, qui connaissait la cathédrale à fond. On est allés chez le sonneur de cloches, qu’on appelle le campagnier, et on lui a mis la mitraillette sur le ventre en lui demandant les clés de la cathédrale. On avait pas du tout, bien sûr, l’intention de tirer, mais il fallait voir la tête du tireur de cloches ! Et dans l’église, on a fait un vacarme épouvantable parce que notre lampe électrique s’était cassée, on essayait de la réparer, et mon copain me dit : « mais je sais où on peut allumer la cathédrale, ou du moins une chapelle de la cathédrale ». Et puis on a renversé peut-être cinquante chaises. Et puis on a hissé le drapeau, et puis ensuite, ma foi, ça a été la libération de Lavaur. Là on ne s’est pas battus. On a attendu les allemands sur les collines, parce qu’on attaquait l’arrière colonne de la division Das Reich, qui était encore dans le secteur. Tout ça n’a pas non plus été très grave. Et puis j’ai participé à la libération de Toulouse, mais aussi on n’avait plus affaire aux allemands : on avait affaire surtout aux Francs-Tireurs.
J.B. : — La Résistance, c’était une autre forme de l’aventure pour vous ?
R.V. : — Je crois que oui. Vous savez, quand à dix-sept ans, on a la chance d’avoir des mitraillettes dans les doigts… Franchement, j’aurais pu être de l’autre bord. Ça aurait été la même chose.
J.B. : — Et après la guerre, R.V., vous saviez ce que vous vouliez faire plus tard ?
R.V. : — Ah pas encore, pas encore, mais ça commençait à se dessiner. De suite après la Libération, alors là, je n’ai pas voulu continuer mes études.
J.B. : — Ne vouliez-vous pas être artiste peintre à cette époque ?
R.V. : — Si, si. Alors ça, c’est encore une autre aventure. Pendant la guerre, en 43, j’ai fait une fugue pendant les vacances scolaires, et avec ma bicyclette, j’ai même franchi la ligne de démarcation ; je me suis retrouvé en zone occupée, et je suis arrivé à Paris. Et j’ai découvert là-bas le Paris des peintres, Montmartre, le Bateau-lavoir, et je me suis senti une vocation de peintre. Et tout juste après la Libération, je suis remonté à Paris avec mon chevalet, des toiles…
J.B. : — Vous vouliez vraiment là être artiste peintre et mener la vie des artistes peintres montmartrois ?
R.V. : — Ah oui, je l’ai été pendant pratiquement deux ans, et j’ai vécu de ma peinture. J’étais autodidacte, et je peignais un peu à la façon d’Utrillo, mais peut-être je cherchais des tons plus colorés.
J.B. : — Vous avez exposé aussi ?
R.V. : — J’ai exposé aux Indépendants, aux Sur-Indépendants, et à cette époque-là pour vivre — parce que je ne vivais que de la peinture — je fabriquais de faux Utrillo. Entre nous, je ne les signais pas.
J.B. : — Vous n’étiez pas tout à fait faussaire, alors ?
R.V. : — Hum, hum…Presque. Je savais très bien qu’on les vendait pour des Utrillo.
J.B. : — Et puis très vite vous avez senti, R.V., que vous n’étiez pas fait pour cette vie d’artiste peintre ?
R.V. : — Et bien je crois que la ville, à ce moment-là, j’étais un peu déçu de la ville. J’avais besoin de la campagne. Je voulais me retrouver un peu braconnier, aller chercher mes champignons. Ça me manquait énormément.
J.B. : — Vous ne vous êtes jamais tellement plu en ville.
R.V. : — Si, par moments, mais pendant peu de temps. Quelques mois, et puis j’ai besoin de la campagne. Comme actuellement : j’adore Paris, mais j’ai besoin de ma forêt vierge.
J.B. : — Et vous y allez souvent ?
R.V. : — Oh, deux trois fois par an.
J.B. : — Lorsque vous avez quitté Paris R. V., abandonnant du même coup vos pinceaux d’artiste peintre, aviez-vous des idées précises ?
R.V. : — Pas tellement. Je voulais revenir à la campagne, braconner. Et il a fallu que je vive là-bas, parce que je ne pouvais plus vivre de la peinture. J’avais monté une petite industrie de liseré en cuir, parce que Graulhet, c’est une ville où on fabrique de la peau, de la peau à doublure, de la peau à maroquinerie. Et tout en faisant de la maroquinerie, je continuais à faire de la spéléologie. Et là, j’allais très souvent dans les Pyrénées avec Norbert Casteret, et je commençais, comme je vous le disais tout à l’heure, à faire de grandes expéditions. Et Casteret, un jour — nous explorions une caverne de l’Ariège avec un autre coéquipier qui s’appelle Delteil — et il était question dans les journaux d’un drame affreux qui venait de se produire dans un gouffre des Pyrénées, c’était dans le gouffre de la Pierre Saint-Martin. Casteret a été invité pour l’année suivante à participer à la nouvelle expédition de la Pierre Saint-Martin, qui avait comme premier but de remonter le corps de Marcel Loubens, qui avait été enterré à 500 mètres de profondeur. Et évidemment, j’ai demandé à Casteret s'il pouvait aussi me parrainer pour participer à cette expédition.
J’ai réussi à m’introduire là-bas, grâce aussi à l’appui d’Haroun Tazieff, le vulcanologue. J’ai participé — c’était donc en 1953 — à la deuxième expédition du Gouffre Saint-Martin.
Cette année-là, je ne suis pas descendu dans le gouffre (j’étais coéquipier de surface), j’ai aidé Jacques Ertaud, qui était le cinéaste officiel, à réaliser son film. Je filmais en surface, parce qu’entre temps, aussi, je faisais beaucoup de cinéma amateur, et j’avais même obtenu des prix à des concours de cinéastes amateurs.
En 54, donc, j’ai participé à la troisième expédition. C’était l’année où on allait remonter le corps de notre ami. L’année précédente, les équipiers qui étaient descendus dans le gouffre avaient battu le record du monde de descente dans les abîmes : ils avaient atteint la cote moins 728 mètres. Et ils avaient envisagé — ils avaient étudié, plutôt — toutes les possibilités qui se présentaient pour pouvoir remonter le corps de notre ami. Cette année-là, ce n’était pas possible. Et l’année suivante, on avait construit un obus, une sorte d’obus en aluminium — un cercueil en aluminium en forme d’obus — et je suis descendu dans le gouffre, et j’ai réalisé le film. J’ai réalisé le film de l’exploration — on a continué l’exploration de ce gouffre fameux — et puis j’ai fait le film de la remontée du corps de Loubens, et à la suite de cela, j’ai entrepris une tournée de conférences en France.
J.B. : — C’est la spéléologie aussi, qui vous a poussé, qui vous a incité à partir pour les Amériques ?
R.V. : — Oui, justement. Quand j’ai eu achevé cette tournée de conférencier, en somme, de cinéaste conférencier, j’ai voulu continuer dans cette voie et faire un nouveau film. Et pour moi, faire un film, c’était aller dans des pays lointains — j’avais à ce moment-là les moyens de le faire, de le réaliser — et j’ai recherché des documents où il était question de grottes dans des pays peu connus.
J.B. : — Mais la spéléologie n’était-elle pas un prétexte en fait ? N’aviez-vous pas tout simplement envie de partir et de voir ces fameux Indiens dont vous parliez tout à l’heure ?
R.V. : — Bien sûr, bien sûr ! Et c’est pour ça que j’ai choisi l’Amérique. J’ai découvert le Guatemala, j’ai su là-bas qu’il y avait des cavernes — c’est le hasard, d’ailleurs.
Un explorateur français, j’avais lu son compte rendu, c’était en 1890 environ, avait découvert dans une zone calcaire (enfin, qu’il décrivait comme telle) les ruines de Yaxchilan, les ruines mayas ; et à côté, il signalait la présence de grottes. Bien j’ai dit, bon, ça va, j’ai compris, je vais au Guatemala, surtout que c’est un pays très peu connu, et également, il y avait dans ce pays des Indiens. Et je suis parti un jour pour le Guatemala.
J.B. : — Quel était votre sentiment lorsque vous êtes parti ?
R.V. : — Oh j’étais joyeux, j’étais fou, quoi ! J’avais embarqué à Cannes tout mon équipement de spéléologie, mes caméras, et puis j’ai débarqué à Panama, première étape avant d’arriver au Guatemala. Et là, alors, j’ai su qu’il vivait au Panama de vrais Indiens, ce que j’appelais de vrais Indiens : c’est des Indiens qui vivent nus, des indiens du style Amazonie. J’ai voulu les connaître, et je me suis rendu dans le sud du Panama pour connaître ces Indiens. J’en ai connu un qui s’appelait Guainora ; j’ai réalisé un film chez lui. C’est un Indien Choco, qui vit à la frontière de la Colombie. Je suis devenu très ami avec lui. Et je lui ai dit  : « un jour, je viendrai te chercher dans ta forêt, et je t’emmènerai dans mon pays ».
J.B. : — Comment vivaient-ils, ces Indiens ?
R.V. : — Ah, ils vivaient de façon extrêmement primitive. C’est exactement les Indiens d’Amazone. Ils vivent pratiquement sous un toit de chaume, il n’y a pas de murs, ils couchent par terre, ils font une cuisine extrêmement rudimentaire, ils vivent pratiquement nus, ils ont juste un petit morceau d’étoffe, un cache-sexe. Les femmes ont les seins nus, et ma foi, elles sont jolies ! Ce n’était pas désagréable !
J.B. : — Vous avez vécu longtemps avec ces Indiens ?
R.V. : — Plusieurs mois. J’ai réalisé le film.
J.B. : — Vous parliez choco, vous parliez le langage de ces Indiens ?
R.V. : — Je l’ai appris. Je l’ai bien oublié, d’ailleurs ; mais encore, je connais pas mal de mots, d’expressions chocos. J’ai oublié, mais si je reviens là-bas passer quelques jours, et bien je crois que je réapprendrais facilement la langue.
J.B. : — Vous dites dans votre livre que les mots « travailler » et « merci » n’existent pas en choco.
R.V. : — Ils n’existent pas, oui.
J.B. : — Pourquoi ?
R.V. : — Parce que ces Indiens ne travaillent pas.
J.B. : — Ils ne disent jamais merci ?
R.V. : — Ils ne disent jamais merci, parce que recevoir ou donner est quelque chose de tout à fait naturel pour eux, ils sont très hospitaliers, et le mot merci n’existe pas dans leur langue.
J.B. : — Et cet Indien, alors, Guainora, votre ami, vous l’avez effectivement amené en France une fois ?
R.V. : — Ah oui ! Oui, oui, oui !
C’était après une expédition assez rentable au Guatemala, dans les grottes : j’avais trouvé beaucoup d’objets — je vous le raconterai tout à l’heure — et je me retrouve à Panama avec suffisamment d’argent pour envisager d’emmener mon ami indien en France. Je me suis rendu donc dans le sud du Panama, j’ai retrouvé mon ami indien, et j’ai dit : « veux-tu venir avec moi ? ». Et il a dit oui ! Il m’a donné son accord, et là-dessus, ça n’a pas été facile : il a pris beaucoup de renseignements. On lui avait raconté des histoires, on lui avait dit  : « tu sais, ne va pas là-bas, les Français mangent les Indiens. Mais sa mère était sorcière, elle lui a donné une potion spéciale pour ne pas être mangé par les Français, c’était merveilleux. Et un jour, j’ai pris le bateau à Panama en direction de la France et de Cannes. Et j’ai voyagé, d’ailleurs, sur ce bateau, c’était formidable, avec un de mes vieux amis et qui s’appelait Don Fernando. Il a été très connu, c’était le roi de l’Amazone.
J.B. : — Fernand Fournier-Aubry ?
R.V. : — Fernand Fournier-Aubry. Il voyageait sur ce bateau. Je le connaissais : je l’avais connu quelques mois auparavant. Et Fournier-Aubry était évidemment un ami des Indiens, et ça m’a beaucoup facilité, parce que ce pauvre Indien sur ce bateau, ça a été terrible.
J.B. : — Et ce pauvre indien à Cannes, en France ?
R.V. : — Ah, à Cannes, ça allait déjà très bien, mais c’était sur le bateau. Le premier contact qu’il avait, en somme, avec la civilisation. Premier plat, premier repas : des spaghettis — je voyageais sur un paquebot italien — pauvre Indien qui n’avait jamais mangé avec une fourchette. Il était triste, « non, je n’ai pas faim ». Et puis j’ai très bien compris, et j’ai demandé au commandant qu’on puisse le faire manger dans sa cabine. Et en France, ma foi, ensuite, il s’est habitué très très vite.
J.B. : — Il est resté longtemps, en France ?
R.V. : — Deux mois. Exactement deux mois. On a débarqué à Cannes un premier mai, et il est reparti en avion deux mois plus tard.
J.B. : — Il devait être l’objet de curiosité ?
R.V. : — Surtout surtout dans les petites villes de mon département, dans ma ville natale. Bien sûr, tous les enfants de l’école savaient qu’il y avait un Indien, un Indien avec des flèches… etc. Il a d’ailleurs fait une démonstration de tir à l’arc dans mon jardin. Mais les gosses avaient été quand même un peu déçus, parce qu’ils ne voyaient pas un Indien comme ça : ils voyaient les Indiens des films de cow-boys !
J.B. : — Le Peau-Rouge avec les plumes, voilà ?
R.V. : — Voilà ! Et j’en ai même entendu un dire : « oui, mais est-ce que c’est vraiment un Indien ? Il n’a pas de plumes».
D’ailleurs à Paris, j’ai quand même eu beaucoup de problèmes avec lui. Il me suivait partout, il ne pouvait pas me lâcher une minute, même pas une minute. Si j’allais m’isoler, il m’attendait derrière la porte. Et j’ai eu pas mal de petits problèmes, mais ça s’est très bien réglé, il avait l’air très content, et j’ai su en très peu de temps qu’il était prêt à revenir. Mais évidemment, avoir un Indien avec moi, ça a été souvent assez drôle. On se promenait dans les rues de Paris — je ne sais plus quelle avenue, je crois le Boulevard Montparnasse — il m’a dit  : « tu sais, c’est dommage. C’est dommage qu’on ait planté des forêts dans les rues de Paris ». Je lui ai dit : « Pourquoi ? ». Et il me dit  : « Parce que ça m’empêche de voir les maisons qui sont jolies ». Et bien sûr, imaginons qu’on ait seulement la forêt vierge. Si on voit des maisons de bétons plantées tous les dix mètres, ça va nous paraître aussi extrêmement curieux !
Et il y a eu aussi d’autres anecdotes, en fait, je n’en finirais pas !
Nous sommes allés au cinéma voir un film d’Abel Gance qui s’appelait Austerlitz. L’acteur principal était Pierre Mondy, qui avait le rôle de Napoléon. Et Pierre Mondy était mon copain de collège ! Je lui téléphone et il m’invite pour le lendemain à aller prendre l’apéritif chez lui. Je vais chez Pierre Mondy, et quand l’indien l’a vu, je ne peux pas dire qu’il ait rougi, mais enfin ça a été très curieux parce que j’ai remarqué sa réaction, et il me dit : « il a eu de la veine ». Je lui dis : « quoi ? », et il me dit : « … ton ami. De ne pas être tué ».
On a essayé de lui expliquer ce que c’était que le cinéma, mais ça a été absolument impossible. Il a dit : « oui, j’en suis absolument sûr que ce n’est pas vrai, parce que j’ai entendu le bruit, et j’ai vu le sang couler ». C’était impossible de lui faire entendre raison.
J.B. : — Vous parliez de grottes tout à l’heure, R.V. Vous parliez d’objets que vous trouviez dans ces grottes : en quoi consistait exactement votre métier, alors ?
R.V. : — Je faisais de la spéléologie (première expédition), j’avais fait un film, mais je me trouvais dans les grottes du Guatemala – c’est un pays fantastique, extrêmement calcaire, avec des grottes fabuleuses. J’ai découvert là-bas les plus grandes rivières souterraines du monde. Je les ai d’ailleurs explorées — et dans ces grottes, j’ai trouvé des objets, souvent des débris d’objets, des bustes, des têtes cassées et qui étaient de l’époque Maya.
J’avais embarqué tous ces petits objets avec moi, et un jour je les ai montrés à un antiquaire de Paris, et j’ai été surpris du prix qu’il m’en donnait !
Alors j’ai abandonné totalement les conférences et depuis cette époque-là, j’ai monté au moins une dizaine d’expéditions spéléologiques au Guatemala. Je ne vivais plus que de la spéléologie et surtout des objets que je trouvais dans les grottes.
J.B. : — Ils pouvaient sortir facilement du Guatemala, ces objets ?
R.V. : — A cette époque-là, c’était assez facile, parce que j’avais beaucoup de matériel de spéléo, et je les faisais passer, enfin je les expédiais dans des cantines en fer. Et ma plus belle découverte, la plus fabuleuse, j’étais avec mon coéquipier, Roger Collot, on explorait une caverne extraordinaire, on descendait à cent mètres de profondeur, mais on descendait des marches d’escalier : les Mayas avaient creusé un escalier dans le roc. A cent mètres de profondeur, il y avait des plate-formes, plus loin une rivière souterraine ; à droite, des passages, des salles, des passages et des éboulis. Et j’ai réussi à trouver, presque au fond de la caverne, un petit gouffre très peu visible. Je descends avec mes échelles de spéléo une vingtaine de mètres, et je me trouve dans une salle extrêmement grande, et dans l’éboulis, j’ai découvert des squelettes, une dizaine de squelettes humains. Je pense qu’ils avaient été sacrifiés volontairement, parce qu’au dessus, j’ai aperçu un grand trou très noir dans les parois, et je n’ai pas d’ailleurs découvert l’accès. Mais autour de ces squelettes, il y avait du jade, des colliers de jade. J’ai ramassé les perles une par une, et j’ai trouvé également des pendentifs — des pendentifs merveilleux, un genre impérial.
Il y en a d’ailleurs quelques uns en Suisse : si mon ami collectionneur Suisse m’entend, il sait d’ailleurs de quoi je parle !
J.B. : — Mais c’était du vol, dans une certaine mesure, R.V.
R.V. : — Ah non ! Ces gens-là n’avaient pas d’héritiers connus, alors pourquoi ?
J.B. : — Ils appartenaient au gouvernement, au pays.
R.V. : — Oh oui, si on va par là… Bien sûr.
J.B. : — Maintenant ça serait considéré comme du vol, si vous faisiez la même chose.
R.V. : — Pas tout à fait, mais enfin c’est interdit de le faire.
J.B. : — Et c’était déjà interdit, non ?
R.V. : — C’était déjà interdit, mais enfin les lois n’étaient pas toujours très appliquées.
Je vous raconterai tout à l’heure quand je cherchais de l’or dans les tombes au Costa Rica, et bien par exemple, il y a une loi qui interdit les fouilles — comme il y en a certainement une en Suisse, comme il y en a une en France, ça je vous le garantis — ce qui n’empêche absolument pas tous les dimanches quatre cents pilleurs de tombes de fouiller la France, en commençant par les scouts accompagnés du curé qui les emmène là pour creuser. Ils creusent dans des tombes : on les appelle souvent des gisements, mais en réalité, ce sont des tombes.
J.B. : — Et vous trouvez normal d’aller piller les tombes ?
R.V. : — Oh, ce n’est pas…Bon… Enfin bref…
J. B. : — Vous ne voulez pas trop insister…
R.V. : — Oh, ben on n’a pas l’impression de piller des tombes. C’est surtout ça. Je fais en somme des fouilles, je cherchais des objets, et j’en trouvais.
J.B. : — Combien de fois êtes-vous allé au Guatemala ? R.V., pour faire des « fouilles » entre guillemets ?
R.V. : — Je pense sept ou huit fois. Sept ou huit expéditions spéléologiques, oui.
J.B. : — Et combien de grottes avez-vous découvert ?
R.V. : — Oh, des centaines. Mais enfin, des grandes explorations, je pense en avoir fait une douzaine, pas plus. Deux par campagne, de grandes grottes.
J.B. : — A combien pourrait se monter, par exemple la fortune représentée par toutes les découvertes que vous avez faites ?
R.V. : — A cette époque-là, c’est difficile. Je ne connaissais pas très bien la valeur de certains objets, je ne les vendais pas très bien. Si évidemment je les avais maintenant, les objets que j’ai ramenés des grottes du Guatemala, je crois que j’aurais triplé ou quadruplé. Mais à cette époque-là, je ne savais pas vendre les objets. C’était tout à fait au début. Et c’est un genre Maya classique qu’actuellement je vendrais — je ne me rends pas compte en Francs suisses combien ça pourrait faire : disons dix mille, vingt mille ou trente mille Francs suisses. Mais à cette époque-là, je les vendais deux cents ou trois cents ! Je me trompais beaucoup !
J.B. : — En 1962, R.V., vous êtes parti avec deux compagnons pour la légendaire île Del Coco. Pourquoi cette île vous attirait-elle ?
R.V. : — Elle m’avait toujours attiré : je l’avais appelé « L’existence », parce que bien sûr, il y avait un trésor, donc il y avait de l’or… Et l’année précédente, à ma dernière expédition au Guatemala, je n’avais pas rapporté beaucoup d’objets. Parce qu’une expédition de recherches, c’est un peu comme le pinard, quoi : il y a les bonnes années, il y a les mauvaises ! Et cette année, c’était très mauvais pour moi. L’année suivante, pour la campagne suivante, mon coéquipier m’abandonnait également. Il ne pouvait pas venir. Donc je ne pouvais pas envisager de faire de la spéléologie tout seul, et je n’avais pas suffisamment d’argent aller acheter des objets à des gens qui, sur place — que je connais très bien — pillent également les tombes. On peut trouver des objets et les ramener.
Alors je me trouvais très démuni et j’ai rencontré par hasard à Paris deux copains qui cherchaient aussi à faire quelque chose d’intéressant : faire un reportage, etc. Ils avaient d’ailleurs tous les deux parcouru le monde.
J.B. : — C’était des journalistes ?
R.V. : — C’était des journalistes. Ils avaient fait un concours autour du monde organisé, je crois, par Europe N°1, à cette époque-là. Il fallait qu’ils traversent le plus grand nombre de pays, avoir le plus grand nombre de visas. Et ils se trouvaient aussi à la recherche d’un nouveau reportage. J’avais proposé le trésor des îles Coco. Ce trésor, on n’y croyait pas trop…
J.B. : — C’est le trésor des pirates, le trésor de Morgan ?
R.V. : — Le trésor des pirates. Morgan a peut-être déposé une partie de son butin sur cette île, mais ce n’est pas très sûr. Il y a eu des trésors beaucoup plus certains. Le trésor, par exemple, du pirate Graham, qu’on appelait Bonito Benites [Benito Bonito]. En effet, lui en faisait son camp de base, des îles Coco. Mais le trésor le plus sûr, et qui est même historique, c’est le trésor de Lima.
J.B. : — Il est important, ce trésor ?
R.V. : — Certainement de nombreux milliards ! Beaucoup de milliards… C’est assez difficile. Pour vous donner une idée, il y a une Vierge en or de deux mètres de hauteur, avec l’enfant Jésus, avec leurs couronnes garnies de diamants, d’émeraudes, enfin c’est fabuleux. Il y a eu des caisses et des caisses. L’inventaire a été déposé — il est connu, l’inventaire. Dans certaines caisses, il y avait cinquante chandeliers d’or. Dans une autre caisse, il y avait des doublons d’Espagne, des doublons du Mexique, enfin, je ne sais pas : des quantités, des milliers de pièces en or. Il y avait également énormément de pierres précieuses, par milliers, des milliers…
Et ça, c’est le trésor officiel, le trésor qui appartenait à l’Espagne. En effet, à ce moment-là —c’était en 1820 — les troupes de l’Indépendance (certaines personnes voulaient l’indépendance, donc voulaient plus de l’Espagne), ils avaient une armée redoutable. Tellement redoutable que le Vice-roi d’Espagne savait que son armée serait battue. Et dans la baie de Lima, dans la baie de Callao, il y avait ancré un bateau d’un commerçant écossais qui s’appelait Thomson.
Le Vice-roi d’Espagne a loué ce bateau à prix d’or pour qu’il ramène cette cargaison de richesses, ainsi que certaines personnalités et le trésor des gens les plus riches de Lima pour les ramener à Cadix, en Espagne. Ils ont embarqué pendant deux jours et deux nuits toutes ces quantités des caisses et de caisses, cette fortune considérable sur le bateau. Thomson n’était pas un pirate, mais devant cette richesse fabuleuse, quand ils ont levé l’ancre, ils n’ont pas pris la direction de l’Espagne, mais la direction du large, ou plutôt de l’Amérique du Nord.
Malheureusement — enfin, malheureusement, ce n’est pas le mot ! — ils ont tué leurs passagers, ils les ont égorgés, ils les ont balancés par dessus bord, mais trop près de la terre : on a retrouvé les corps sur les plages tout près de Lima. Ils ont eu un bateau de guerre espagnol derrière eux, et le seul endroit où ils pouvaient aller — parce que la piraterie était punie, et il y avait ce bateau de guerre derrière — c’était l’Ile del Coco. L’île de leurs prédécesseurs pirates.
J.B. : — Et vous l’avez trouvé, ce fameux trésor de l’Ile del Coco ?
R.V. : — Pas encore, mais ça va venir…
J.B. : — Oui, car la première expédition — il y en aura une seconde plus tard — s’est très mal terminée.
R.V. : — La première expédition, oui, s’est très très mal terminée.
Quinze jours après abordé l’île (avec notre petit canot, on tournait autour de l’île pour aller dans le sud, où on signale une grotte ou des grottes où il y aurait peut-être un trésor) on a fait naufrage. Et mes coéquipiers — l’un d’eux ne savait pas nager, l’autre n’a pas eu de chance, certainement — et moi, j’ai regagné l’île à la nage… et je me suis retrouvé tout seul avec deux morts sur cette île.
J’ai d’ailleurs écrit le journal tous les jours, et vraiment, c’était à la limite de la folie. D’ailleurs, il est intégralement reproduit dans le livre. Et pour ne pas… parce que justement je sentais que je devenais fou de solitude, sur cette île, je partais quand même en exploration. Mais j’avais peur de quitter la baie, parce que j’avais peur qu’au moment où je me serais trouvé à l’intérieur de l’île, qui n’est pas très facile d’accès (il me fallait deux trois jours pour avancer sur cette île, à l’intérieur), j’avais peur qu’un bateau ancre dans la baie et ne me voie pas.
Et malgré tout, j’ai continué les explorations parce que justement, j’étais tout seul, je m’embêtais, et j’avais peur, comme je vous dis, de devenir fou.
Et un jour, dans le sud, tout à fait par hasard (c’est mon sens de la spéléologie qui me l’a fait découvrir), je me trouvais sur une plate-forme, et j’ai senti un courant d’air dans mon dos. Il n’y avait pas de vent : je regarde, et j’ai aperçu un petit trou — c’est ce qu’on appelle en spéléologie un trou souffleur. Donc je savais que derrière, il y avait une cavité. Effectivement, c’était un mur qui fermait cette grotte. J’ai enlevé des quantités de pierres, de terre, etc, et j’ai découvert une grotte qui n’était pas très grande — environ trente mètres de longueur, vingt de large — au fond, semblait-il, il y avait un mur, ou des cailloux amoncelés, je ne sais pas exactement, qui avaient l’air de fermer un passage. Mais je n’avais pas de lumière, je n’avais pas de pioche, je n’avais rien… Et puis aussi, j’avais peur, je ne pouvais rien faire, quoi, il fallait que je regagne ma baie.
Et je suis persuadé que cette grotte renferme le trésor. J’y suis revenu cette année, il y a quelques mois à peine.
J.B. : — Et vous n’avez pas retrouvé le trésor encore ?
R.V. : — C’est encore un manque de pot ! Là j’avais deux équipiers extraordinaires : j’avais mon coéquipier Roger Collot, avec lequel j’avais fait toutes mes expéditions de spéléo au Guatemala, et j’avais aussi la chance d’avoir avec moi Jacques Dumas, qui est président de la confédération mondiale d’études et de plongée sous-marines.
J’étais vraiment armé ! Mais alors là, ça a été encore la poisse : on avait prévu une semaine de navigation, entre l’aller et le retour.
Pour aller sur l’île, j’avais loué un bateau, un voilier, à un Français, un breton, qui était ancré à Panama. Je lui ai laissé de l’argent pour acheter un moteur auxiliaire, un diesel. Suffisamment d’argent pour acheter même un très bon moteur, et quand je suis revenu là-bas avec mes coéquipiers, avec le matériel, et bien il n’avait pas acheté le moteur ! Il avait certainement bouffé son pognon avec les petites nanas de Panama, enfin je n’en sais rien ! Donc on est partis à la voile. Et à la place de mettre trois jours, et bien on en a mis quinze ! Et il fallait en prévoir autant pour le retour. La mer était très mauvaise, Dumas devait rentrer en France pour présider son congrès de plongée sous-marine, bref on est restés sur l’île même pas une semaine. Les éléments étaient déchaînés, la mer était très mauvaise : on n’a pas pu débarquer dans la crique au-dessus de laquelle s’ouvrait la grotte, on a fait un système de va et vient, on a plongé, on a rejoint la crique à la nage — c’était très désagréable : il y avait beaucoup de requins — on a passé le matériel avec un système de va et vient : les pelles, les pioches, les appareils photographiques… Au moment de passer le détecteur de mines, il a été drossé dans les rochers et il s’est cassé.
Et alors on s’est trouvés dans la grotte, et on marchait sur des milliards…
J.B. : — Lorsque vous avez retrouvé l’Ile del Coco, après ce qui s’était passé, plusieurs années auparavant, quel a été votre sentiment, R.V. ?
R.V. : — Ah bien, je crois que, quand je l’ai aperçue, et bien, je crois que j’ai pleuré. Je vous le dis franchement. Mais ensuite, quand je me suis retrouvé sur l’île, je n’ai plus pensé aux drames anciens.
J.B. : — Comment vous en étiez-vous sorti, la première fois ?
R.V. : — C’est par hasard : un bateau américain amenait des botanistes sur l’île, où ils devaient recueillir des plantes pour les étudier. Ce bateau est resté deux jours. Ils m’ont trouvé là-bas, tout à fait par hasard. Je n’avais plus rien : je n’avais plus d’allumettes, je n’avais plus à manger, je vivais tout seul dans une baie de l’île.
Heureusement pour moi, j’avais aussi un naufragé sur cette île : c’était une poule, et l’histoire est drôle. C’était une poule, elle chantait le matin — alors, vous voyez à quel point j’étais un peu affolé — elle chantait, alors je la suivais à la piste pour découvrir les œufs, mais je ne trouvais jamais d’œufs. Et je me suis aperçu ensuite que c’était un coq !
J.B. : — Vous étiez « changé », « déboussolé » : vous écrivez ces mots dans votre livre ?
R.V. : — Ah oui, ah oui ! Ça a été très dur, très dur. Surtout ensuite, après mon retour. Moi, je ne m’attendais pas à avoir l’accueil que j’ai eu en France. Enfin, du moins, des parents de mes coéquipiers.
J.B. : — Qui vous en ont voulu ?
R.V. : — Ils m’en ont voulu terriblement, surtout. Et puis en plus, ils ont fait peser sur moi un soupçon énorme : comme on allait chercher un trésor évalué à quarante milliards, et bien ils ont certainement cru que j’avais flingué mes copains pour ne pas partager. Et je me suis retrouvé à la brigade criminelle à Paris.
J.B. : — Oui, vous avez été inculpé, même.
R.V. : — Oui, mais alors, ils ne sont pas allés aussi loin. Ils n'ont quand même pas osé. Il n’y avait pas de preuves, bien sûr.
J.B. : — Mais vous n’avez pas été inculpé de non-assistance à personne en danger ?
R.V. : — Exactement. Seulement, c’était une inculpation ridicule, parce que vous savez, en mer, c’est sauve qui peut. On a fait naufrage, et bon, j’étais aussi en péril, en danger. Donc l’inculpation ne tenait pas. Il y a eu, d’ailleurs, un non-lieu, mais j’ai l’impression qu’ils voulaient en arriver à une inculpation beaucoup plus grave. Et c’est un peu pour ça.
J.B. : — Votre livre est intitulé L’Or dans la peau, R.V., je l’ai dit tout à l’heure, mais nous avons peu parlé d’or. Vous en avez trouvé, tout de même, de l’or ?
R.V. : — Beaucoup.
J.B. : — Où ?
R.V. : — Beaucoup. Mais ce n’était plus au Guatemala, ce n’était plus dans les grottes (là-bas, je n’ai trouvé que des poteries ou du jade), mais je me suis intéressé forcément à toutes les civilisations précolombiennes.
J’ai d’abord aimé ça. J’ai étudié les civilisations du Mexique au Pérou, et j’ai découvert aussi de belles civilisations dans un pays qui s’appelle le Costa Rica, où il y a trois grandes civilisations. On trouve dans ce pays de l’or.
Et un jour, je faisais des fouilles — où je ne pensais d’ailleurs découvrir que des poteries parce que c’est très rare de trouver un cimetière où il reste encore des tombes à fouiller, et surtout quand il se trouve tout près d’une route nationale — je creuse malgré tout, pour apprendre aussi à creuser (j’étais avec un huaquero du pays. Le pilleur de tombes là-bas s’appelle un huaquero. La tombe s’appelle la huaca, et le cimetière le huaqual. Ce sont des termes archéologiques de là-bas). Donc je creusais, et j’ai eu la chance extraordinaire : dans ce cimetière, on n’avait jamais trouvé d’or, et j’ai découvert une grenouille qui devait peser une trentaine — trente ou quarante grammes —, je ne me souviens pas exactement.
C’est la première fois où je trouvais de l’or. Et là ça a été pour moi une vraie révélation. J’ai eu ce qui peut se produire, d’ailleurs, même quand on cherche de l’or dans les rivières, j’ai eu la fièvre de l’or. Je n’ai plus pensé qu’à faire des fouilles dans des endroits où on pouvait trouver de l’or ; et j’en ai découvert un peu plus tard.
Alors là, évidemment, ce n’était pas aussi facile. Parce que ces cimetières où il y a de l’or, où il y avait de l’or, et bien, il n’y en a plus : ils ont été pillés, vidés. C’est très rare d’en trouver de nouveau. Bien qu’encore, il y a à peine dix ans, au Costa Rica, on a découvert à la frontière du Panama un cimetière fabuleux. C’était un huaquero tout seul qui découvre un cimetière : dans toutes les tombes, il y avait de l’or. Il a vendu ces objets dans la capitale, il a été suivi, et puis on se trouvait sur ce terrain — c’est un cimetière énorme : environ mille ou mille cinq cents tombes — et dans toutes il y avait de l’or… Mais il y avait mille fouilleurs de tombes.
Le gouvernement a envoyé là-bas la police, mais la police… ils n’ont rien policé du tout. Ils ont acheté des pelles et ils se sont mis à creuser également.
Alors, évidement, ça c’est le cas unique, qui n’existe plus actuellement, et il faut aller très loin. Et je trouvais mes cimetières de l’autre coté de la grande cordillère qui sépare l’atlantique du pacifique — la cordillère Talamanca. Et de l’autre coté, à trois quatre jours de marche, je trouve un cimetière et je creuse. La première fois où j’étais là-bas, je n’étais pas seul, bien sûr : j’étais avec des amis, les Guzman, des huaqueros admirables. Le père a été le plus grand pilleur de tombes de tous les temps. C’est lui d’ailleurs qui a trouvé tous les objets qui se trouvent au musée de Panama, et Dieu sait qu’il y en a beaucoup ! Ça a été un pilleur fabuleux.
J.B. : — Un héros, en quelque sorte ?
R.V. : — Oui, oui. Pour moi, oui, oui ! J’ai simplement regretté de n’avoir jamais fait d’expédition avec lui. Il était trop vieux quand je l’ai connu. Mais je suis parti avec ses fils, et j’ai beaucoup appris. Je connaissais déjà très bien la forêt vierge grâce à mon ami indien, Guainora. Je l’ai connu au Guatemala. Et avec eux, j’ai encore beaucoup appris.
J.B. : — Et ces objets en or, vous les passiez en Europe ?
R.V. : — Oh, assez facilement, oui, oui ! Je les passais en Europe. Il y en a encore en Suisse, d’ailleurs. Il y en a aux Etats-Unis, il y en a en France, il y en a un peu partout…
J.B. : — Vous en avez trouvé beaucoup ?
R.V. : — Beaucoup, oui ! Ça dépendait des années.
Je me souviens, j’étais parti en expédition, j’étais parti avec un Colombien. Au départ du sud du Costa Rica, nous franchissons la cordillère — c’est un très bon huaquero. Trois jours, trois jours et demi de marche plus tard, nous avons trouvé un cimetière qui était un des plus riches. Un cimetière assez fabuleux, parce que nous avions déterré, je crois, une quarantaine de pièces, et elles devaient peser, il devait y en avoir au total un kilo six cents. C’est déjà énorme, parce qu’actuellement, l’or précolombien vaut environ (voyons, je calcule en Francs suisses). Vingt mille francs français, combien ça fait, ça ?
J.B. : — Vingt mille francs français, ça fait…
R.V. : — Anciens
J.B. : — Ah, anciens ?
R.V. : — Oui. Le gramme, hein ?
J.B. : — Alors, ça fait deux cents francs. Pas tout à fait : cent cinquante francs.
R.V. : — Entre cent cinquante et deux cent Francs suisses le gramme. Et j’en avais un kilo six cent…
J.B. : — C’est pour vendre ces objets, R.V., que vous êtes devenu antiquaire à une certaine époque ?
R.V. : — Oui, oui. En partie oui, mais là, je ne restais pas longtemps antiquaire. Je voulais m’assagir : j’achetais une boutique à Paris, j’étais spécialisé uniquement en art précolombien. Bien sûr, je vendais de l’or, des poteries, un peu de tous les pays, mais dès qu’arrivait l’hiver, je ne supportais plus la boutique et je la revendais. Je crois qu’en cinq ans, j’avais monté cinq boutiques. Et celle qui a tenu le plus longtemps a dû durer huit mois environ.
J.B. : — Vous ne pouvez pas rester en place ?
R.V. : — Très difficilement ! Surtout quand approche l’hiver : le mois prochain, je pars. Dans quelques jours, je repars vers mon Amérique. Je vais aller…alors ça, ça va être une joie extraordinaire, enfin je le pense.
J.B. : — Où ? En Amérique ?
R.V. : — C’est un père missionnaire qui m’a signalé au Guatemala une caverne remplie de squelettes. Il n’a pas osé bien sûr y pénétrer, et il m’attend. Et je vais aller là-bas avec lui. Mais tout ça est bien loin de l’or. De l’or du Panama, de l’or du Costa Rica.
J.B. : — Et l’Ile del Coco, vous y retournerez, encore ?
R.V. : — Ah ben oui ! Pas plus tard qu’hier, à Paris, on avait presque ce qu’on pourrait appeler une conférence au sommet avec mes deux coéquipiers.
Bon, je pensais monter la nouvelle expédition maintenant, en février ou mars, et malheureusement, Dumas n’est pas libre : il va falloir attendre, je crois, le mois d’octobre suivant. Mais là, on sera très très bien équipés. On aura tout ce qu’il faudra : un très bon bateau, on doublera tout notre matériel, depuis les compresseurs pour les scaphandres autonomes, les démineurs…Enfin les démineurs : la poêle à frire, quoi, pour trouver notre trésor. Là, je pense bien qu’on le trouvera. Il faudra bien y arriver, un jour.
J.B. : — Il n’y a jamais d’échec dans l’aventure, R.V. ?
R.V. : — Oh ben… non, non ! Je souhaiterais presque ne pas trouver le trésor pour pouvoir préparer une nouvelle expédition là-bas... De toute façon, non.
Parce qu’on vit tellement bien, tellement librement. C’est extraordinaire, quoi. L’or, bon, d’accord, c’est le mythe de l’or, mais l’or lui-même : tant pis, quoi. Je le vends, bien sûr. Je l’échange, et je perds au change. Parce qu’on me donne d’affreux billets de banque. Que ce soit des billets suisses ou des billets français ou des dollars américains, ils sont tous affreux. Alors j’échange de l’or, des objets, et tout ça contre du papier. Evidemment, ça fait très bien vivre et repartir là-bas.
J.B. : — Vous arrive-t-il de regretter certaines choses entreprises, R.V. ?
R.V. : — Non. Non, non ! Je ne crois pas non ! Je regrette tout simplement des fois de partir avec des coéquipiers que je connaissais mal. Ça a été le cas quand je suis parti, l’avant-dernière fois où je suis allé chercher de l’or, quand je suis parti avec un colombien. Et ça s’est très mal passé : le dernier jour, le jour du retour, dans la nuit, il m’a attaqué pour me voler l’or… et on en avait beaucoup. On avait un kilo six cents. Il a voulu me tuer, quoi, certainement !
J.B. : — Vous avez souvent risqué votre vie de cette façon ?
R.V. : — Non, ça a été vraiment la seule fois. Ensuite bon, je risque ma vie, c’est différent : on peut être mordu par un serpent, on peut faire naufrage…
Quand je me suis trouvé avec Haroun Tazieff au sommet d’un volcan en éruption, et bien, là aussi, je risquais forcément ma vie. On l’a raté de très peu : c’était peut-être trois quarts d’heure après notre descente, l’endroit du cratère où l’on se promenait a été expulsé à mille mètres de hauteur. Et on se promenait dessus trois quarts d’heure avant. Bon… on peut risquer sa vie, mais enfin, ce n’est pas très grave, toujours.
J.B. : — Vous ne regrettez rien de ce que vous avez entrepris, R.V. Vous arrive-t-il de regretter alors certaines choses que vous ne pourrez peut-être jamais entreprendre ?
R.V. : — Euh, non, je ne crois pas ! Bon, j’ai décidé maintenant, d’ici trois ans, de changer, de faire autre chose. J’ai découvert la mer — comme j’ai dit, mon dernier voyage à l’Ile del Coco il y a même pas un an, nous l’avons fait à la voile. Uniquement à la voile. Nous avons passé pratiquement un mois en mer — et bien, j’ai découvert la mer, et maintenant je ne rêve plus que d’un bateau, et d’attaquer peut-être le tour du monde.
Mais ça je le ferais, c’est sûr. D’ici trois ans, quoi.
J.B. : — N’êtes-vous pas copropriétaire d’une île, aussi, dans le Pacifique ?
R.V. : — Oui, oui, oui ! C’est toujours mon point de départ, maintenant. C’est merveilleux. C’est dans l’archipel de Las Perlas : c’est certainement un des plus beaux archipels du monde. Et un archipel ignoré, c’est ce qui est merveilleux. Et j’habite là-bas, d’ailleurs, en ce moment.
J.B. : — Et vous avez acheté une partie de l’île ?
R.V. : — Oui, j’ai acheté une partie de l’île : j’ai construit une maison, j’ai le bateau, je fais de la pêche sous-marine. Je ne vais pas encore chercher des galions coulés, mais enfin, ça peut venir ! Et dans cet archipel, autour de mon île, il y en a soixante qui sont désertes, et ils y a des îles qui sont très grandes. Il y en a une qui fait vingt kilomètres sur quinze. Il y a la forêt vierge. Il y a même un cimetière. C’est extraordinaire : j’en ai découvert un cet été, au mois, d’août, et je n’ai pas voulu le fouiller, parce que j’avais beaucoup de copains de Paris qui étaient là-bas avec moi. Si j’avais eu le malheur de commencer à creuser, hein, et de découvrir même un vieux pot pourri qui ne vaut pas trois Francs suisses, eh bien j’aurais passé nuits et jours à creuser… Alors j’ai préféré abandonner !
J.B. : — Le plus grand des trésors n’est-il pas la vie, R.V. ?
R.V. : — Ah, si, bien sûr !
J.B. : — Vous en êtes persuadé ?
R.V. : — Oh, la, la ! Oui !
J.B. : — Merci R.V. Je rappelle le titre de votre livre :  L’Or dans la peau, dont le journal La Suisse publiera d’ailleurs des extraits dès dimanche, dès après-demain, donc.